Pourquoi est-ce devenu si difficile d’acheter en France ?

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Et si la crise du logement actuelle ne tenait pas seulement à la hausse des taux, mais à quelque chose de plus profond, de plus ancien ? Depuis vingt ans, les prix de l’immobilier ont flambé beaucoup plus vite que les revenus, creusant un fossé générationnel sans précédent. Pour comprendre ce qui grippe le marché et pourquoi tant de ménages se retrouvent exclus de la propriété, nous avons échangé avec Pierre Madec, économiste à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques).
En vingt ans, les prix de l’immobilier ont progressé bien plus vite que les revenus des ménages,
Le patrimoine immobilier représente aujourd’hui 5,5 années de revenu disponible, contre 2,5 dans les années 1980-2000,
Les taux de crédit sont passés de 1 % à plus de 3 % en trois ans (selon l’historique des taux de Pretto), réduisant fortement le pouvoir d’achat immobilier,40 % des ménages modestes étaient propriétaires en 2005, ils ne sont plus que 30 % en 2021, selon Eurostat,
Le logement social et la construction neuve sont au plus bas depuis trente ans.
« Les prix ont augmenté beaucoup plus vite que nos salaires »
Pour Pierre Madec, cette situation part d’un déséquilibre ancien. « Depuis vingt-cinq ans, les prix immobiliers se sont envolés, alors que les revenus n’ont pas suivi. Cette déconnexion, c’est le cœur du problème. »
En effet, entre 2000 et 2020, les prix de la pierre ont été tirés non pas par la richesse des ménages, mais par la facilité d’emprunt. « Les taux d’intérêt ont tellement baissé qu’on a permis aux ménages de s’endetter sur vingt-cinq ans au lieu de quinze, explique l’économiste. Cela a solvabilisé certains… mais surtout alimenté la hausse des prix. »
Conséquence ? On peut aujourd’hui emprunter plus longtemps, certes, mais pas forcément acheter mieux. « On paye plus, plus longtemps, pour un bien souvent plus petit », souligne l’économiste. Et pour s’en rendre compte, on a fait le calcul.
Alice et Adrien souhaitent acheter leur premier appartement à Toulouse. Avec 4 500 € de salaire mensuel à deux, que change la durée de leur emprunt entre 2021 et 2025 ?
| 2021 sur 20 ans | 2025 sur 20 ans | 2025 sur 25 ans | |
|---|---|---|---|
| Taux moyen | 0,98 % (données Pretto) | 3,26 % (données Pretto) | 3,34 % (données Pretto) |
| Montant empruntable sans apport | 343 135 € | 277 434 € | 320 068 € |
| Prix moyen du m² à Toulouse (données Meilleurs Agents) | 3 362 € | 3 527 € | 3 527 € |
| Surface achetable | 102m² | 78m² | 90m² |
Entre 2021 et 2025, la hausse des prix et des taux pèse fortement sur le pouvoir d’achat du couple. Aujourd’hui, avec un emprunt sur 20 ans, Alice et Adrien perdent plus de 20 m² par rapport à ce qu’ils pouvaient se permettre en 2021. En allongeant la durée à 25 ans ? Ils peuvent acheter un peu plus grand, mais cela reste insuffisant pour retrouver la surface ou le budget d’autrefois.
« La propriété se transmet plus qu’elle ne se mérite »
Si la proportion globale de propriétaires stagne, leur profil, lui, a quelque peu changé. « Il n’y a jamais eu autant de propriétaires parmi les ménages les plus aisés, et aussi peu parmi les plus modestes. » explique l’économiste à l’OFCE.
Les jeunes générations, déjà confrontées à des loyers élevés et à un coût de la vie en hausse, voient donc, à leur grand désespoir, la propriété s’éloigner : seulement 14 % d’entre eux sont propriétaires, selon un communiqué de la FNAIM (2022). « C’est une inégalité générationnelle, mais aussi patrimoniale », affirme ainsi le spécialiste.
« Les baby-boomers ne sont pas des coupables, mais ils ont profité d’une autre époque »
Pour autant, il semble inutile de monter les générations les unes contre les autres… Pour Pierre Madec, il faut pouvoir avant tout analyser la situation sous le prisme du changement d’époque. « Dans les années 1980-1990, on pouvait acheter en centre-ville avec un crédit sur quinze ans. Aujourd’hui, il faut s’endetter sur vingt-cinq ans, parfois à deux, et avec un apport conséquent. »
Louer ou acheter : un choix ou une contrainte ?
En France, être locataire n’est pas forcément synonyme de précarité, comme le rappelle l’économiste. « On a la chance d’avoir un marché locatif plutôt bien régulé, où les locataires sont mieux protégés que dans beaucoup d’autres pays européens ».
Le vrai problème, selon l’expert, n’est pas tant le statut que la possibilité même de se loger. Pendant des années, les taux très bas avaient presque effacé la frontière entre locataire et propriétaire. Mais pour Pierre Madec, il faut remettre cette période en perspective :
« Ce qu’on a cru être une normalité – des taux à 1 % – ne l’était pas. Aujourd’hui, on est simplement revenus à une situation plus normale, avec des taux autour de 3 à 3,5 %. »
L’équation n’en reste pas moins plus difficile : les prix sont restés élevés, et la hausse des taux, qui a atteint un seuil “normal”, complique l’accès à la propriété. Beaucoup de ménages n’ont d’autre choix que de rester locataires, le temps que le marché se rééquilibre.
« Normalement, être locataire, c’est un choix. On paie un service logement, on paie parce qu’on veut rester mobile ou qu’on n’a pas envie de s’endetter sur vingt-cinq ans. Mais ce choix-là disparaît peu à peu. »
Au fond, l’arbitrage entre louer et acheter ne disparaît pas pour tout le monde, mais il devient de plus en plus inégal. Ceux qui disposent de revenus confortables continuent d’acheter, parfois un peu plus petit, un peu plus loin, ou en allongeant la durée du crédit.
En revanche, pour les ménages modestes ou les jeunes actifs sans apport, la marche est devenue trop haute. Les prix élevés et la difficulté d’accès au crédit les maintiennent durablement dans la location, souvent contrainte.
« Aujourd’hui, sans aide ou sans héritage, il est devenu très compliqué d’entrer sur le marché. » explique Pierre Madec.
Autre évolution majeure : notre rapport à la “pierre” a changé. Si certains y voient l’achat d’une vie, d’autres l’utilisent comme un moyen d’enrichissement.
L’immobilier est ainsi devenu un actif financier, parfois spéculatif. Multipropriétaires, locations saisonnières, “Airbnbisation” des centres-villes : tout cela réduit l’offre pour les habitants à l’année. « On ne critique pas le fait d’investir, note Pierre Madec, mais encore faut-il que ces logements servent à loger des gens, pas à rapporter trois semaines par an. »
« Le logement n’est pas un marché comme les autres »
Derrière la crise, c’est une question de philosophie économique qui se profile pour Pierre Madec. « Se loger, ce n’est pas un produit de consommation, c’est un besoin fondamental. Si on laisse faire le marché, on aboutit à l’exclusion d’une partie de la population. »
Pour lui, l’État s’est désengagé à la fois politiquement et budgétairement, alors même que le taux d’effort des ménages n’a jamais été aussi élevé. « On dépense moins pour le logement social, alors que les inégalités territoriales explosent. »
Alors, que faire ?
Quant aux banques, il appelle à davantage d’adaptation aux nouveaux profils d’emprunteurs (indépendants, CDD longs, etc.). « Le système protège bien ceux qui ont un crédit, mais il exclut beaucoup de ceux qui voudraient y accéder. »
En clair, pour éviter que la “bombe sociale” n’explose, il faut redonner de l’air à la propriété… sans creuser encore les écarts.

